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La philosophie de la vie. La vie des soins palliatifs.

Vivre est-ce si simple? La vie est fragile, lorsque la maladie est là, l'écriture, la parole et l'amitié donnent sens...

La dynamique de la sollicitude

 

 

Pour une approche éthique du « prendre soin »
  // mardi 10 janvier 2012 // par Olivier Rota

« L’attitude qu’une société porte aux plus faibles et aux plus vulnérables trahit son degré de civilisation » (Didier Sicard)

UNE PERSPECTIVE ET UNE ESPÉRANCE

La clarification des concepts de vulnérabilité et de sollicitude pourrait contribuer à l’analyse des difficultés qu’éprouvent les acteurs sociaux et institutionnels à définir une philosophie générale du « prendre soin ». Ne serait-il pas possible de penser les conditions d’une pédagogie humaniste de la sollicitude dans les institutions [1] ?

Ceux qui souffrent, du fait de leur vulnérabilité, de leur précarité ou de leur dépendance, nous invitent à redéfinir sinon à réinstituer sans cesse le sens, les principes, voire les valeurs du « prendre soin ».

Notre propos s’organise en trois moments : un moment critique et maïeutique, un moment conceptuel et éthique, un moment plus programmatique et pédagogique.

1) DES CONSIDÉRATIONS CRITIQUES ET UN PETIT ESSAI DE MAÏEUTIQUE

Les professionnels du soin m’adressent souvent des questions d’ordre sémantique et philosophique, notamment depuis la mise en place du nouveau programme de formation dans les IFSI (Ecole d’Infirmiers) et des IFCS (Ecole des cadres de santé) ou encore chez les travailleurs sociaux (IRTS) Des modules d’enseignement mobilisent explicitement des concepts d’ordre juridique, anthropologique et éthique [2]. Les formateurs de ces institutions sont souvent en attente et en attente de débat et de clarification : grande est la responsabilité des philosophes, notamment, dans ce nécessaire travail de clarification sémantique et de distinction conceptuelle. Portés par d’anciennes matrices discursives, historiques sinon idéologiques, ces professionnels utilisent, en même temps, trois types de registres lexicaux différents, que l’on pourrait essayer de distinguer :

-  un lexique technique d’ordre médical, technique, déontologique que le philosophe se doit de mieux connaître : il s’agit du « cœur de métier » de ces professions.

-  un lexique, plus flou, véhiculé par les sciences humaines et sociales et, plus récemment par les sciences de l’éducation, diffusé au sein des organismes de formation continue, notamment. Des « bouts » de disciplines circulent et flottent, désémantisés et décontextualisés, sous forme de « slogans » qui sont répétés : « approche globale du patient », « savoirs/ savoirs faire/ savoir être », « projet », « empathie », « accompagnement », ces formules ou expressions semblent faire consensus par elles-mêmes,

-  enfin, un lexique plus directement philosophique mais souvent, là encore, flottant et coupé de son lieu d’énonciation : il en va ainsi de l’expression « prendre soin », pris dans l’opposition anglaise, statique, commode et précipitée du « cure » et du « care ».

Dans chaque cas, l’intervention du philosophe-juriste au sein des organismes de formation est bien particulière et précise : dans le premier cas, c’est lui qui apprend et s’instruit, dans le second cas, il s’agit d’aider à resituer simplement les concepts et notions dans le ou les champs disciplinaires et les problématiques de départ (telle science humaine dans tel contexte d’énonciation), mais les choses se compliquent dans le troisième cas. Dans ce dernier cas, le travail épistémologique est très difficile : le profil épistémologique des concepts (au sens de Bachelard) et la problématique sont à construire intégralement. Ce travail conceptuel et sémantique est en même temps « maïeutique » car il convient de tenir compte des idées toutes faites qui sont autant d’obstacles au travail de distinction conceptuelle : or ce travail est fondamental car des programmes entiers de formation sont décidés et financés sur des thématiques et des intitulés flous et semblant aller de soi : formations à l’« humanitude » (sic) par exemple.

Ainsi, « prendre soin » est une expression courante qui réclame une attention philosophique particulière.

2) LE PARADOXE DE LA VULNÉRABILITÉ ET LE CONCEPT DE SOLLICITUDE

Un travail critique est requis par l’expression « prendre soin » : mais comment éviter la dérive sophistique de ces termes essentiels pour les professionnels du « soin » mais aussi du « lien ». Cette question revêt une urgence certaine tant domine actuellement une idéologie dite du « care », qui sévit aussi dans le monde « politique » (« Yes we care ! »). Tout cela revient à entretenir l’illusion du « compassionnel », faisant comme s’il allait de soi que l’on pouvait « se mettre à la place de l’autre » en « ressentant » ce qui ressent. Or « prendre soin », comme expression à problématiser, suppose une méditation préalable sur la vulnérabilité et d’abord sur son paradoxe constitutif. Nommons « paradoxe de la vulnérabilité », le fait d’affirmer la force d’un sujet au moment même où il reconnait sa vulnérabilité et sa fragilité : l’aveu de ma faiblesse devient ma force.

Cette prise de conscience pourrait s’appliquer au regard que nous portons sur le patient qui souffre autant que sur le professionnel qui soigne. Il s’agit de rompre avec le « pouvoir médical », classiquement critiqué par Michel Foucault.

La vulnérabilité n’est plus définie comme extérieure au sujet mais bien constitutive : elle révèle sa dignité à travers la conscience de sa mortalité ; Elisabeth Sledziewski précise :

« le propre même d’une conception humaniste (…) est de penser la négation et la perte de soi comme un moment existentiel fondateur » [3].

La souffrance est l’indicateur d’une faille du patient fragilisé et mortel, prenant conscience du rétrécissement de sa puissance d’agir. L’auteur précise :

« La vulnérabilité qualifie le sujet à la fois comme l’être du manque et comme l’être d’un ailleurs du manque, d’une plénitude possible, supposée perçue et présumée à réparer » (Ib.)

Il ne s’agit pas de « plaindre » le patient ; l’auteur peut conclure :

« Il ne saurait exister de sujet non vulnérable. (…) De la vulnérabilité jaillit la dignité et de celle-ci procède l’exercice de la responsabilité » (Ib.)

Ces analyses bornent le « prendre soin » dans les limites éthiques du respect de la dignité du patient (primum non nocere). C’est là qu’intervient l’articulation philosophique entre vulnérabilité et sollicitude. Car pour ne pas être pris dans le processus, vite invasif du « compassionnel », le « prendre soin » devrait inscrire la prise de conscience de la vulnérabilité dans l’horizon humaniste d’une éthique de la sollicitude.

Pour formuler l’intérêt de cette éthique de la sollicitude, il convient de traverser cette épreuve de la vulnérabilité afin de rendre possible une approche non idéologique du « prendre soin ». La sollicitude aurait la vertu de susciter cette disposition à espérer en soi-même et en autrui dans la conscience même de notre vulnérabilité : je vois celui qui souffre comme capable de se guérir et je me souviens avoir été patient.

Cependant, pour être plus précis, il convient de ne pas confondre sollicitude et compassion [4]. On confond compassion et sollicitude quand on ne distingue pas souffrance et douleur : la souffrance est le retentissement sur toute la personne du patient d’une douleur toujours personnelle, souvent intense et localisée ; la souffrance peut durer quand la douleur a cesséSe reporter à l’important article de Paul Ricoeur dans le numéro de la revue « Autrement », consacré à cette thématique, en février 1994, numéro 142. Nous sommes très inégaux… quand il s’agit d’endurer une douleur. Qui n’a pas enduré une douleur ? Le verbe « souffrir » renvoie aux deux expériences à la fois, d’où l’ambiguïté. .

L’éthique médicale nous indique comment exercer cette sollicitude : il s’agit d’aider celui qui souffre à prendre en main sa propre guérison future sans trop l’envahir dans le présent (primum non nocere). Il ne s’agit donc pas de chercher à « se mettre à sa place » au nom d’une bien confuse et fictive « empathie ». Cette attitude implique de ne pas confondre notre propre « douleur » dans laquelle nous sommes radicalement seuls, et notre « souffrance », qui est le retentissement sur toute notre vie de notre douleur. Mais je peux, sans ressentir la douleur présente du patient, me ressouvenir de mes douleurs passées dans ma souffrance présente suscitée par la douleur et la souffrance présente d’autrui [5]. Il est possible, dès lors, de se rapprocher par analogie et non par identification de la douleur d’autrui pour en « prendre soin » ; la compassion, elle, confondrait l’analogie et l’identification : là résiderait la redoutable illusion du « prendre soin » réduit au « care » [6]. On ne peut se mettre à la place du patient mais prendre soin est travaillé par le désir d’aider l’autre qui souffre à (re)conquérir sa propre place.

L’éthique de la sollicitude peut, elle, porter un « prendre soin » réellement humaniste et éthique, car elle met en place une stratégie de refondation continue de l’estime de soi [7].

La sollicitude est notre bonne volonté se tournant vers celui qui souffre mais en dehors de toute posture dogmatique ou invasive (confondant analogie et identification dans la relation au patient). La sollicitude (contrairement à la compassion) s’auto-limite. Ne cherchant pas à envahir mais à comprendre, la sollicitude se situe dans l’avenir d’une relation et ne se confine pas au seul présent. Dans son livre Philosophie de la sollicitude, paru chez Vrin en 2001, Ann Van Sevenant écrit :

« La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant, qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir ».

La sollicitude ouvre notre attitude envers le patient vers un au-delà de la souffrance présente. La sollicitude nous « déshabitue » de l’image que les autres plaquent sur nous ou que nous plaquons sur les autres ; elle permet ainsi une confrontation non lénifiante des vulnérabilités. Paul Ricoeur résume cette attitude : « Tu vaux mieux que tes actes » [8].

La méditation sur le paradoxe de la vulnérabilité refonde cette modestie de la sollicitude contre la dérive compassionnelle actuelle, telle qu’elle se développe dans les idéologies du « care ». Il ne s’agit pas ici d’intervenir sur la personnalité « globale » du patient mais, bien plus modestement, de repérer les signes ténus qu’il nous lance quand il souffre et nous invite à le voir « déjà guéri ».

En ce sens, l’éthique de la sollicitude est école de patience et se montre attentive aux signes « latéraux » parfois non-verbaux que le patient nous lance : n’oublions pas le rôle important que… l’humour pourrait jouer dans cette problématique communicationnelle. L’humour nous situe à la fois à côté et face à autrui. L’Ecole de Palo Alto, avec Bateson, insiste sur la portée « thérapeutique » de l’humour pour enrayer la logique toxique des doubles-contraintes : il s’agit toujours de prévenir les humiliations dans les institutions de soin, voire scolaires [9].

Les détails « symboliques », quand ils sont discrètement vus et reconnus, seraient ainsi déclencheurs de sollicitude : il s’agit d’apprendre à les observer afin de prévenir l’humiliation et les redoutables « bons sentiments ». Mais les professionnels, débordés et épuisés par les tâches, ont-ils la patience et la disponibilité sinon la formation, pour interpréter ces appels avec humour et réactivité ? Comment voir les personnes en souffrance à travers les statuts, les rôles et les postures ?

Une nouvelle question surgit cependant : comment traduire cette éthique de la sollicitude sur le plan pédagogique et institutionnel concret ; une pédagogie de la sollicitude est-elle possible ?

3) CONCLUSION PROGRAMMATIQUE : VERS UNE PÉDAGOGIE DE LA SOLLICITUDE ?

« Prendre soin » est donc une expression qu’il convient de redéfinir sans cesse, tant les approches réductrices voire idéologiques menacent, comme nous le notions au début.

Mais une fois engagé, ce travail critique, notamment contre la dérive compassionnelle, doit être complété par la définition mais aussi l’expérimentation d’une pédagogie de la sollicitude, dans les institutions de formation mais aussi dans les lieux de stages. Pour conclure, indiquons les linéaments d’une telle pédagogie, fort longue à mettre en place.

1) soyons plus attentifs aux détails porteurs de sens dans le langage sinon dans la conduite du ou des patients mais aussi au sein des équipes soignantes. Il nous faut apprendre à éduquer notre regard à la lecture des signes de la détresse des autres : les peintres, les réalisateurs de films, les auteurs de romans sont des guides très sûrs plus que les « pédagogues ». Ils sont les artistes du détail qui révèle le désarroi d’une vie souffrante. Ils nous apprennent à devenir des détectives des souffrances humaines [10]. Détecter ces détails heuristiques, c’est se donner le moyen de comprendre l’origine du mal-être d’une personne, en dehors d’une confuse « approche globale », dont la dérive compassionnelle croit pouvoir se saisir et manipuler. La souffrance peut parler dans un détail, dont le « prendre soin » éthique se chargerait, discrètement, tout en administrant les remèdes antalgiques.

2) résistons à l’envie d’instituer une « méthode » abstraite et a priori : la sollicitude serait attentive, en revanche, à ce qui dans une situation donnée manifeste une difficulté, mais cette difficulté s’exprimera de façon non programmable et non répétable. Il s’agit bien de développer une « attention flottante », au sens de Freud mais aussi du Commissaire Maigret sinon de Nestor Burma. Il s’agit de devenir à la fois attentif et attentionné. C’est une disposition éthique générale et non une méthode objectivable ; pas de recette « miracle » pour la sollicitude mais cela ne veut pas dire qu’on ne peut s’y exercer.

3) méditons sur la vertu des limites et de l’autolimitation dans notre relation à autrui : pour cela dépassons l’illusion que nous pourrions nous « mettre à la place des autres ». Il est essentiel de ne pas confondre l’intégrité et l’intégralité. Il revient à la puissance publique, dans le fonctionnement institutionnel et dans les formations, de rappeler l’importance de la civilité qui, souvent, peut prévenir l’humiliation.

4) faisons l’apologie de la furtivité comme vecteur du respect des personnes : la rapidité, la discrétion d’une remarque, d’un trait d’humour, d’un signe feront plus qu’un discours sentencieux et démonstratif (nous évitons ainsi l’habituelle double-contrainte : par exemple, crier pour exiger le silence) [11].

5) transformons nos erreurs en « leçons », pour tenter de toujours « améliorer les choses ».

Ces éléments d’une pédagogie de la sollicitude peuvent se doubler d’ « exercices » ou de témoignages précis lors de sessions de formation ou d’analyse des pratiques et des erreurs. Mais où trouver le temps pour cela dans les formations, quand manquent le temps et de plus en plus les financements ? Il n’en demeure pas moins que cette pédagogie de la sollicitude est une véritable perspective de recherche, et donne un sens humaniste concret au « prendre soin », tout en luttant contre les « novlangues » qui polluent les esprits. L’éthique de la sollicitude peut éclairer les conduites en aidant les acteurs à devenir les auteurs authentiques de leur lexique personnel, de leur pensée et de leurs décisions.

La conscience partagée de notre vulnérabilité établit des ponts entre les acteurs, professionnels, patients et formateurs. La pédagogie de la sollicitude parie sur un lien solide dans le futur pour mieux comprendre les souffrances présentes, au-delà des postures et des jugements tout faits.

Charles Coutel Centre Éthique et Procédures (Douai). IEFR

Notes

[1] Mes analyses doivent beaucoup aux travaux et aux échanges avec Fanny Vasseur et Elisabeth Sledziewski, mon amicale gratitude à toutes les deux. Se reporter au numéro de février 2010 de la revue « Droit de la famille ».

[2] Se reporter à la présentation de ces programmes officiels dans le recueil « Profession Infirmier », paru chez Berger-Levrault.

[3] Voir son article dans la revue « Droit de la famille », février 2011.

[4] Sur cette distinction, voir mon article paru dans la revue « Droit de la famille », février 2011.

[5] Nous renvoyons ici au débat classique et très controversé du thème de la pitié chez Rousseau.

[6] Se croire capable de « compassion » revient à se prendre… pour Dieu ; voir les travaux passionnants du théologien canadien Henry Nouwen. On mesure ce qu’a de redoutable cette intrusion cléricale du « compassionnel » dans la sphère médicale mais aussi politique : on plaint au lieu de débattre et d’aider réellement.

[7] Pour cela, il nous faudrait être l’acteur d’une véritable « auto-hospitalité », concept que nous tentons de définir dans un livre récent « Hospitalité de Péguy », paru chez Desclée de Brouwer.

[8] Nous renvoyons aux pages classiques de Soi-même comme un autre.

[9] Voir les travaux de Michel Lacroix et d’Avishaï Margalit.

[10] On lira avec grand profit le livre de Daniel Arrasse, Le détail, Champs, 1994, qui étudie l’importance du détail en peinture ; voir notamment les pages 109 et suivantes.

[11] Méditons l’adage « Bis dat qui dat celeriter » (celui qui donne rapidement donne deux fois).

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